Langues et cultures

Aujourd'hui 21 février, jour de la célébration annuelle dans le monde entier de la langue maternelle, aussi appelée langue native. C'est celle que nous écoutons dans le berceau avant même de savoir parler. Ce jour-là en Colombie, nous fêtons également le jour national des langues natives en hommage à la parole ancestrale (1).

«Ce sont fondamentalement les femmes indigènes qui ont pris en charge génération après génération le rôle de préserver la langue native.» Ati Quigua (2)

Profitons alors de cette occasion pour partager avec vous l’avancement de notre projet d’ateliers de langue et culture Kogui pour «non-indiens», une aventure pour renverser les paradigmes !

Miguel Taller.jpg, fév. 2021

En Colombie, on parle principalement l'espagnol, mais aussi l'anglais créole à San Andrés et Providence, et on parle une nouvelle langue qui est née à Palenque. L’apprentissage de l’espagnol a été imposé, parfois dans la violence, à beaucoup d’indiens. Avant l'arrivée des conquérants, il existait de nombreuses langues natives. 87 peuples autochtones ont survécu et 65 langues sont encore parlées et documentées (3), dans toute la Colombie. Les langues indigènes sont des langues de la terre, pleines d'informations géographiques, écologiques et astronomiques complexes, avec une très forte charge spirituelle et poétique. Bien qu'elles soient ancrées localement, elles ont une signification universelle.(4)

Dans la Sierra Nevada de Santa Marta coexistent les quatre peuples autochtones Koguis, Wiwas, Arhuacos et Kankuamos, porteurs d'une tradition millénaire. La langue Kankuama a été quasiment perdue mais les trois autres ont bien été conservées. La langue maternelle des peuples premiers de la Sierra Nevada est un autre aspect révélateur de leur identité basée sur la transmission orale. Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'une langue et d’une culture sans traces écrites. Certes, la connaissance des «anciens» ne s'écrit pas, elle s'écoute, mais elle est déjà écrite en symboles, signes et figures gravés sur des pierres ou certains objets. C'est grâce aux ethno-linguistes que les langues natives ont été plus tard «phonétisées» à l’écrit dans notre alphabet latin (5), permettant ainsi au monde de découvrir qu’elles possèdent un système linguistique et une structure grammaticale riches et complexes.

La langue des Koguis, également appelés «Kaggaba», s'appelle Kawguian ou Kogui et appartient au complexe linguistique Chibcha, tout comme les langues des autres peuples de la Sierra Nevada. Bien qu'ils partagent la même famille linguistique, ils ne se comprennent pas entre eux, car leurs langues sont très différentes les unes des autres. Cependant, les quatre peuples ont une singularité fascinante: il existe deux niveaux de langage, un niveau commun et un niveau «profond» dit spirituel.

Par exemple, en langue Kogui, on appelle la pluie nixalda (prononcer "nikalda" avec un "d" très léger, presque muet) en langage courant traduit par «l'eau qui danse» mais si nous invoquons l'esprit de la pluie, de l'eau ñi qui pour les Koguis et les autres peuples de la Sierra est sacrée et féminine, on l’appellera en langage spirituel Jabakue (prononcer "rabakoue" avec un "r" très doux), Jaba signifiant mère. En général, c'est ce langage profond qu’utilisent les mamas et sagas, autorités spirituelles masculines et féminines, pour parler entre eux.

Au début de nos voyages chez les koguis, nous étions dans la phase d’observation, d’écoute, d’assimilation d’informations, puis est venu le temps des questions «comment on dit «Bonjour» comment ça va?» etc. Un jour, alors que j’écrivais dans mon carnet de note, un enfant (Sibilicio) vint s’asseoir à côté de moi sur mon hamac. Il me parla en kogui, je ne comprenais rien, on s’est mis à rire, je lui passai mon crayon et carnet, il ne savait que faire et finit par griffonner quelque chose en répétant le même mot que je mémorisai dans ma tête. Plus tard, je demande à un ami bilingue de la communauté de me traduire ce mot Takbi, cela voulait dire «couleuvre».

Dès lors, je demandais sans cesse de me traduire, d’écrire des mots dans mon carnet, c’est comme ça que nous avons commencé à compiler un petit livret de vocabulaire et d’expressions. Les koguis se prenaient au jeu et aimaient nous transmettre un peu de leur langue, souvent se mettaient à rire à nous entendre prononcer ! Et nous aussi ! Ensuite, nous avons ajouté au livret l’extrait de l’article de référence sur la Langue Kogui, de Carolina Ortiz, ethno-linguiste. (6)

Au retour de nos voyages, je partageais les nouveaux mots appris avec mes amis de Minca (*), je sentais un intérêt et une curiosité grandir de toutes parts. Dès que je croisais un frère kogui, je lui disais quelques mots et là je percevais toute de suite une complicité se dessiner dans nos regards. C’est ainsi que l’idée a commencé à germer dans ma tête... Puis plus tard, en février 2019, lors d’un voyage à la Sierra avec Miguel(**) - ami, vice-président de notre association, et fervent défenseur de la langue et culture kogui - chez le mama Juan Conchacala, nous abordons le sujet de l’importance de la langue, je demande alors à Miguel s’il aimerait enseigner sa langue à des personnes non-indigènes. Il me regarde alors, l’air surpris, me répond qu’il n’y avait jamais songé mais qu’il y penserait et proposerait cette possibilité aux mamas de Jukumezhi (se prononce "Roukoumeji", site sacré, près de Palmor***). Une graine avait été plantée…

Trois mois plus tard, Miguel revient avec une réponse positive des mamas pour les ateliers de langues. Les 13 et 14 mai 2019, nous nous sommes réunis dans la salle du Musée de la Mémoire à Minca, où 25 personnes sont venues assister au premier cours dicté par Miguel. L’émotion était très forte et palpable. Parmi les participants il y avait des habitants de Minca, des touristes nationaux et étrangers, un anthropologue nord-américain parlant couramment kogui, un garçon du Paraguay bilingue guarani. Nous avions préparé un petit livret pour chacun, l’atelier a duré plus de deux heures, les gens ne voulaient plus partir, ce fut un moment véritablement merveilleux de partage et de convivialité… Le second jour nous repassâmes les mots appris la veille, et avons projeté le documentaire Corazón de agua (7), de Ivan Wild suivi d’un dialogue ouvert où fusionnèrent toutes sortes de questions sur la culture kogui, la vie dans la Sierra, le langage profond, etc.

Taller 1.png, fév. 2021

Ce premier atelier pilote nous a confirmé l’intérêt et l’engouement mutuels d’apprendre, l’envie des participants de continuer d’étudier. C’est pourquoi nous avons répété cette expérience le 22 juin 2019, puis plus tard, le 1er mars 2020 au musée de la Mémoire de Minca. La réception et l’enthousiasme des participants sont restés toujours aussi vivaces et grandissants. Pour les raisons du contexte de l’épidémie actuelle, nous avons décidé de nous réunir à nouveau mais cette fois de manière virtuelle. C’ est ainsi que le 5 janvier dernier, Stéphane s’est rendu seul à Palmor où résident Miguel et sa famille pour le 4ème atelier de Langue Kogui. Comme ce fut un «essai» d’un premier atelier virtuel, nous nous étions volontairement limités à quelques membres de l’association La Semilla depuis la Colombie, la France et l’Espagne. Nous nous sommes salués entre tous avec Miguel, sa famille et le mama Luis (certains ayant marché 4 heures spécialement pour être présents à l’atelier) pendant que Stéphane filmait, coordonnant tout à la fois la communication réelle et virtuelle. Ce fut un moment des plus émouvant !

Atelier Palmor.jpeg, fév. 2021

La classe a été dictée par les 3 frères de Miguel, elle a duré plus de 2 heures, tous les koguis présents sont restés silencieux et attentifs tout au long de l’atelier. Nous avons abordé avec plus de précisions et de variantes la phonétique, les saluts etc. Ce fut un atelier très dynamique et enrichissant. Malgré les distances qui nous séparaient nous avons pu sentir l’énergie de la Sierra et des koguis traverser l’écran … c’était tout simplement magnifique!

Ici va le livret de cet atelier de Kogui (en espagnol, fichier PDF, cliquer):

Miniatura Libreta 4.png, fév. 2021

Et pour celles et ceux qui veulent écouter la langue koguie, c'est parti !

(Salutations, présentations et Glossaire)

Pour conclure cet article, j’aurais envie de dire que nous sommes de plus en plus convaincus que ce projet peut participer à la création d’un lien puissant, d’un processus de reconnaissance, et d’un nouveau pont d’échange culturel et éducatif entre nous et les indiens. Il est vrai que ce projet est inédit, il est dans un sens aussi une forme d’investigation expérimentale. De ce fait, nous sommes conscients que ceci nécessitera l’appui d’experts en la matière (8). L’objectif à long terme serait de mettre en place une méthodologie spécifique, élaborer un glossaire de poche et un autre plus élaboré, avec des illustrations et des audios pour la prononciation, organiser plus de dialogues ouverts et de projections de documentaires. Notre intention est de nous rapprocher des koguis autrement, de nous engager à apprendre d’eux, de tisser des liens forts interculturels, d’amitiés, créer curiosité et intérêt mutuels de communiquer et de nous connaître.

Zeñ zhaklde (Merci) napebu !(mon ami !)

NOTES ET RÉFÉRENCES

(1) Évènement virtuel Dia de la Lengua Materna y Día Nacional de las Lenguas nativas organisé par el Instituto caro y cuervo, Colombia. Multilinguismo en los pueblos nativos de Latinoamerica. Cátedra UNESCO de Políticas lingüísticas para el multilinguismo. https://mincultura.gov.co/areas/poblaciones/dia-de-las-lenguas/Paginas/default.aspx https://www.onic.org.co/39-carousel/principales/103-21-de-febrero-dia-nacional-de-las-lenguas-nativas-en-colombia-y-dia-internacional-de-la-lengua-materna

(2) Ati Quiga, première femme indigène à la vice-présidence du Conseil de Bogotá, activiste, écologiste et pacifiste appartenant au peuple Arhuaco de la Sierra Nevada. Extrait de Somos etnias, somos tierra: 3 culturas indígenas, Fractal- Cap 080 https://www.youtube.com/watch?v=22vLSyDlLnQ&feature=emb, Canal Trece, Colombia.

(3) Lenguas indígenas de Colombia, una visión descriptiva, Préface, Instituto Caro y Cuervo, Bogotá.

(4) Inspiré en partie de Lengua indígena, ecured.cu

(5) Lenguas indígenas: Damana (Sierra Nevada de Santa Marta, Magdalena) https://www.youtube.com/watch?v=uU6ITC2scDw Vicente Lozano Villazon, Professeur Wiwa à l'Institution éthno-éducative distrital Zalemaku Sertuga où il dicte entre autres, des cours de langue maternelle, il explique: «je dis toujours à mes compagnons, nous devons nous unir et laisser une seule écriture, bien que nous prononcions les mots différemment.» Professeurs natifs de toutes les communautés indigènes de la Sierra sont actuellement dans la volonté et la nécessité d’élaborer un "répertoire" de mots pour chacune des langues, pour ce faire ils cherchent toujours les ressources et aides financières.

(6) La lengua kogui. Fonología y morfosintaxis nominal, Ortiz Ricaurte, Carolina (2000), Lenguas Indígenas de Colombia, una visión descriptiva, Bogotá, Instituto Caro y Cuervo. L’annexe 2 de cet article comprend une liste de mots espagnols traduits en Kogui. Carolina Ortiz vit aujourd'hui en France et est aussi membre de notre association. Lors d'un voyage qu'elle fait en 2019 en Colombie, elle a participé avec Stéphane et Mauricio, frère de Miguel, à une présentation au Lycée Français de Bogotá sur les cultures indigènes de la Sierra Nevada de Santa Marta.

(7) Corazón de Agua, real. Ivan Wild. Nous avons invité Jorge Dib, l’«acteur» qui accompagne le mama Luis tout au long du film, mais aussi dans la vie, à participer à l’atelier afin de nous partager ses expériences et connaissances. Malheureusement, il n’a pu venir cette fois-ci mais il serait ravi de se joindre à nous à un prochain atelier.

(8) Aujourd'hui, très peu de personnes «non-indigènes» parlent parfaitement kogui. Heureusement deux d’entre elles qui sont respectivement anthropologue et ethnolinguiste en langue kogui sont proches de notre association et pourraient nous aider dans ce travail.

(*) Minca est un petit village située près de Santa Marta, à 600 mètres d'altitude. Il a deux particularités. C’est comme une porte d'entrée vers la Sierra Nevada et ils l'appellent parfois "capitale écologique" car elle a une biodiversité incroyable (oiseaux en particulier) et compte de nombreux étrangers qui se sont installés ici pour changer de vie et parfois «construire un nouveau monde». Il y a plus de 30 nationalités à Minca en plus des indigènes et des natifs qui sont ou qui passent par ici.

(**) Miguel Bolaño, vice-president de LA SEMILLA DE LA SIERRA et président de ALDEÑJINA. Un jour, nous demandons à Miguel: «tu es en train de devenir un représentant culturel des Koguis. Alors dis nous: quelles sont les choses les plus importantes dans votre culture? Il répond: «Notre langue et nos normes la loi d'Origine ». Lors d’une autre conversation, Miguel nous explique qu’avec son association ALDEÑJINA, lui et ses frères travaillent depuis quelques temps à l’élaboration d’un carnet d’initiation à l’écriture Kogui, Cuardernillo Vamos a empezar a escribir, dont chaque page est illustrée de dessins.

(***) Palmor est un petit village colombien situé à l’ouest de la Sierra Nevada, Capitale du café, à 950 m d’altitude Magdalena, Ciénaga. Quelques enfants, de la famille de Miguel et des communautés Koguis environnantes, ont été choisis pour aller à l’école de Palmor. C’est une des raisons pour laquelle certains Koguis ont décidé de vivre là.

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