dimanche 4 septembre 2016

Fête dans la Sierra

Comme la dernière fois, c'est après une lente ascension dans la Sierra Nevada de Santa Marta et accompagnés de quelques kogis et de deux mules chargées, que nous (Jimmy, David et moi) arrivons au village de Yinkoamero où la fête annuelle a déjà commencé.

Ce village, tout comme Tungueka, est situé sur des terres récupérées à l’État grâce à la ténacité de leur "mama" (chamane, sage). Il s'est ironiquement construit autour d'un bâtiment qui appartenait jadis au Ministère de l'Environnement.

Originaire du Sud-Ouest de la France où j'ai participé pendant de nombreuses années à animer musicalement des fêtes inspirées par les cultures basque et espagnole, ma première impression est étrange : des danses, des tambours, du blanc et du rouge et quelques kogis égayés par l'alcool qui seront les premiers à nous approcher. Même les toros sont là :

botella.png

Tout ceci m'est familier et pourtant je ne m'attends pas à le trouver ici, comme ça... En fait, je vais découvrir petit à petit que ce n'est que la partie visible de quelque-chose de plus grand et de moins perceptible, mais c'est par là qu'il nous faut entrer. Après un répit dans une maison gentiment libérée pour nous par une famille du village, nous pénétrons donc dans la danse et la musique :

Les danses sont rythmées par les tambours et les flûtes traditionnelles ("Kuizi" de type mâle à un trou ou femelle à 5 trous). Elles sont parfois libres ou bien correspondent à des moments bien définis et à une chorégraphie précise, en général sur des thèmes liées à la nature. Il y a la danse du serpent (venimeux et non venimeux), du renard, de la poule, etc. Elles peuvent être dansées par les hommes, comme ici :

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les femmes, :

ou les deux, avec parfois la participation des enfants comme dans la danse de la chauve-souris ("nuizhi") réalisée de nuit.

En plus de ces danses traditionnelles, millénaires pour certaines, la fête de Yinkoamero innovera cette année avec une nouveauté. Les habitants avaient demandé à Jimmy de leur trouver des uniformes militaires. Nous leur en avons amenés deux qui leur permettront de rejouer des scènes ressurgissant d'une époque extrêmement dure où le village était pris en tenaille entre la guérilla des FARCs et les paramilitaires. Certaines familles en ont payé un lourd tribu et il faut "l'exorciser", 15 ans après. Des jeux théâtraux serviront à cela :

Car pour les kogis, la vie est une recherche constante d'équilibre qui s'effectue au travers d'une méditation quotidienne autour du "poporro" et de rituels de nettoyages physique, psychique et spirituel. Les danses et les chants, réalisés sans interruption pendant cette fête par des kogis dont certain(e)s peuvent passer plusieurs jours et plusieurs nuits sans dormir, jouent un rôle fondamental dans la préservation de cet équilibre entre eux, avec la nature et avec le Père créateur "Serenkua". Les "mamas" y veillent et le côté festif et parfois alcoolisé de la fête sert pour eux de révélateur à des problèmes qui peuvent être plus profonds et qui seront ensuite discutés et travaillés plusieurs jours durant dans le temple kogi : la nuhé ou cansamaria.

con_los_mamas.jpg (Jimmy, aux côtés de deux mamas à l'entrée du temple kogi, tous trois avec leur poporro)

Peu après notre arrivée, le mama "Juan" nous avait fait monter sur la colline qui surplombe le village en nous demandant de concentrer nos pensées sur : D'où nous venons ? Pourquoi nous sommes là ? et Qu'est-ce-que nous sommes venus apporter ? puis de lui remettre ces pensées.

"Ex-trospection" et introspection cohabitent dans une culture où les bains quotidiens dans la rivière voisine du village sont aussi une occasion de "nettoyage intérieur", complémentaire au nettoyage extérieur du corps : "nettoyer l'intérieur de la coupe". La fête sera d'ailleurs l'occasion d'un rituel annuel au bord de la rivière, pour clore l'année écoulée et se préparer à celle à venir :

Mais comme à chaque fois, une des choses qui m'émerveille le plus chez les kogis c'est leurs enfants. Leur posture, leur vitalité, leur force intérieure et extérieure, leur malice respectueuse et leur regard... Les voici en train de manger des sucreries locales (canne à sucre récoltée dans les environs en fin de fête) :

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Pour finir, je profite de ce thème des enfants pour faire une transition vers un très beau court-métrage intitulé "Les Graines d'un nouveau monde". Il a été tourné tout récemment avec des enfants dans la Sierra Nevada par l'association française Les films au clair de Lune (que j'ai eu l'occasion de rencontrer à Santa Marta). Le film met en scène des enfants de la ville qui vont rencontrer des enfants Wiwas (autre ethnie indienne de la Sierra Nevada, cousine des kogis), pour découvrir une autre façon de voir le monde, à la fois tellement éloignée de notre "civilisation" et pourtant tellement évidente. Heureusement, les choses sont plus simples à faire passer à travers des mots d'enfants...

NB : Jusqu'à maintenant, par respect et pudeur, j'avais soigneusement évité de diffuser et même de prendre des photos des kogis de face (à part celle du mama, réalisée avec son autorisation). Ce "changement de braquet" est intervenu à la demande de kogis de Tungueka et Yinkoamero et de leur mama en particulier. Ils souhaitent en effet voir se réaliser un film-documentaire sur leurs fêtes traditionnelles afin de préserver la mémoire de cet élément central de leur patrimoine culturel. La SEMILLA se tenant aux côtés de l'association colombienne ÑIKUMA (co-présidée par Jimmy et un kogi) dans ce projet, ceci était même une des raisons de ce voyage de 5 jours.

samedi 30 avril 2016

Voyage en Terre Kogi

Dans notre précédent billet, nous faisions référence à la restitution des objets précolombiens qui s'est déroulée le 25 février dernier. Depuis, un dossier du Figaro Magazine et une émission de France 2 ont été consacrés à cet évènement historique, réalisé avec l'aide de l'association TCHENDUKUA. Inverser le mouvement, aller vers la dernière civilisation précolombienne en état de marche, non plus pour voler, conquérir ou mépriser mais pour échanger, apprendre et respecter. C'était l'objet de la restitution et c'est aussi à cela que notre association souhaite œuvrer. Le voyage dont je reviens tout juste, jusqu'au village kogi de Yinkoamero, dans le département de la Guajira (Colombie) va dans ce sens. Voyage en territoire kogi, loin de notre monde moderne...

La région de la Sierra Nevada de Santa Marta en Colombie, qui est la plus haute montagne en bord de mer de la planète (le Pico Colón atteint 5775 m à 30 km du bord de mer...), se caractérise par sa biodiversité incroyable et par la présence de la dernière civilisation précolombienne en état de marche : les descendants des Tayronas. Des 4 familles présentes dans la Sierra Nevada, à savoir les indiens Kogis, Arhuacos, Wiwas et Kankuamos, la première compte 10 à 12 000 personnes et elle est probablement celle qui a le mieux préservé sa culture et sa sagesse ancestrales. Il faut dire qu'à l'exception de quelques villages facilement accessibles, l'accès au territoire kogui nécessite quelques efforts physiques et d'être accompagné par quelques-unes des rares personnes à avoir leur confiance.

C'est donc avec l'aide de "Jimmy", un guide qui a établi depuis plus de 20 ans une relation presque filiale avec le "mamo" Juan (sage, chamane) de Yinkoamero, que j'entreprends l'expédition. Ce n'est pas ma première rencontre avec les indiens de la Sierra Nevada, mais jusque là, j'étais resté dans des zones basses, où l'on trouve des villages plus faciles d'accès. C'est le cas du premier village que nous traverserons, situé sur des terres ancestrales restituées aux kogis par le gouvernement colombien, grâce à l'insistance et à la force du mamo Juan. C'est donc un village récemment construit et relativement facile d'accès : on peut même y accéder en "moto taxi" depuis la route. Cependant, l'ambiance y est saisissante et on peut déjà y percevoir la force de la Sierra :

Si cette restitution est un beau pas en avant pour les droits des indiens, c'est aussi un apprentissage pour des personnes venues de plus haut et qui doivent apprendre à gérer le contact avec notre civilisation. Jimmy m'explique le travail d'éducation qu'il effectue lorsqu'il voit par exemple des enfants jouer avec une pile ou batterie qu'ils ont perforée pour en faire une voiture parce qu'ils n'ont aucune conscience de sa toxicité...

Passés les premiers contacts, les rituels d'échanges, et des approches parfois timides et émouvantes, nous poursuivons notre route vers Yinkoamero. Le paysage change, la nature se fait plus forte et présente : nous entrons en territoire kogi ! Ici plus de trace de notre "civilisation moderne". Dans cette deuxième étape de notre trajet (qui nous nécessitera un jour et demi), nous ne rencontrerons même pas un paysan colombien : que des indiens, tous kogis, certains parlant espagnol, d'autre pas. Le chemin se fait plus difficile, offrant parfois des vestiges de la civilisation Tayrona, comme cet escalier :

Parfois c'est le paysage naturel lui-même qui est saisissant, à l'image de cette immense versant rocheux lisse duquel s'écoule un léger filet d'eau :

Les Kogis le surnoment "El vestido" car pour eux, cette plaque rocheuse contient la mémoire d'un de leurs savoirs traditionnels à la fois pratique et sacré : le tissage.

Nous arriverons finalement sous la pluie et trempés à la maison de mamo Juan, un peu en retrait du village de Yinkoamero. Distribution de cadeaux (el saludo"), nous apportons notamment des poissons séchés et nous sommes accueillis en retour avec une soupe à base d'une racine locale ("malanga" en espagnol, "mungi" en langue kogi). Le goût est agréable et surtout elle est très rassasiante après les heures de marche que nous venons de vivre, pour cette lente ascension. Nous pourrons dormir dans la "cansamaria" voisine qui sert de temple et de lieux de discussion aux kogis, témoignage de la proximité et de la confiance que fait Mamo Juan à Jimmy.

Les deux jours qui viennent, nous pourrons assister à des évènements exceptionnels comme la construction d'une nouvelle cansamaria (de forme carrée, celle-là) :

C'est assez impressionnant à voir. Pas de chef, juste le regard contemplatif du mamo et la vingtaine de kogis semble pourtant incroyablement coordonnée et efficace. Il faut à peine 3 jours pour une construction uniquement en bois et fibre végétale : même pas un clou ou une vis...

Cependant, le plus marquant et le plus fort dans ce voyage sera sans aucun doute les longues discussions autour du feu avec le mamo, dans l'intimité de la cansamaria. Lui raconter mon histoire, lui parler de notre projet, le suivre lorsqu'il passe du matériel au spirituel... Je n'ai pas de photos à montrer et il me serait difficile de relater cette partie en détail... Je peux juste simplement dire que j'ai senti une relation de confiance mutuelle peu à peu s'établir, dans la profondeur du dialogue et de la présence. "Quatre fois" me dira-t-il, "Tu dois venir ici quatre fois...".

Le mamo nous accompagnera dans notre descente. Environ 5 heures en pleine chaleur et sur des chemins escarpés. Malgré ses 71 ans, sa marche est assurée et sa position toujours verticale et stable. Il n'a pas besoin de boire quand j'avalerai à moi seul presque 2 litres d'eau. Il semble à la fois présent avec la montagne et les irrégularités du sentier et en même temps ailleurs. Il marche, tout en utilisant son "poporro", objet sacré qui permet aux indiens un "travail intérieur".

"Quatre fois", peut-être le début d'un dialogue...

lundi 7 mars 2016

Carnet de voyage : de Taganga à Cartagena

De la restitution des objets précolombiens aux Kogis, célébrée ensuite à l´Alliance Française de Santa Marta, jusqu´au Festival international de cinéma de Cartagena (FICCI), en passant par des "rencontres écologiques" dans la Sierra Nevada, ce premier passage sur la Côte caraïbe colombienne aura été riche d´évènements. Parfois prévus, parfois innatendus car, comme on dit ici, "Nada es seguro, todo es posible" (Rien n´est sûr, tout est possible).

Je devais atterir le 29 février à Santa Marta, mes billets d´avion avaient été achetés. Finalement j´apprends par le biais de l´Association TCHENDUKUA, organisatrice de l´évènement, que la restitution historique d´objets précolombiens aux indiens Kogis (dans le cadre du projet ZIGONESHI) aura lieu le 25, après avoir été plusieurs fois décalée. Information, inspiration, réaction : j´avance donc mes billets pour le 24. Malheureusement (?), le lieu de restitution initialement prévu dans le petit port de TAGANGA, sera déplacé vers un endroit tenu secret au dernier moment. La restitution aura donc bien lieu, en comité très restreint et afin de préserver la solemnité de la restitution de ces objets en or, sacrés pour les Kogis. L´évènement est relaté sur le blog du navigateur Olivier JEHL.

Donc, "rien n´est sûr"... Mais comme "tout est possible", ma journée en partie improvisée du 25 sera un feu d´artifice d´évènements innatendus : visite d´une école à TAGANGA, rencontre-déjeûner avec des personnes désireuses d´aider notre association et finalement soirée à l´Alliance Française. Celle-ci sera également un concentré de rencontres : des représentants locaux ou français de diverses associations (TCHENDUKUA, Les films au clair de lune, etc.), des journalistes de médias régionaux, l´Ambassadeur de France, le directeur de l´Alliance Française ou des chercheurs qui travaillent avec les communautés indiennes.

Le fait d´avoir avancé mes billets me permettra également d´assister à une "rencontre écologique", deux jours plus tard dans une "finca" près de Minca. Au menu : consommation consciente, protection des cours d´eau, échanges de graines ("semillas") :

Egalement, protection des savoirs ancestraux, avec la "Universidad de los saberes ancestrales (UDSA)" qui s´approche un peu de notre projet. Rencontre et longues conversations avec l´indien wiwa Lwtana Nacoggi : écoute et questions d´abord. Seulement à la fin, je lui expose le projet LA SEMILLA. Il semble adhérer...

Après Minca, la puissance et la présence de la nature de la Sierra Nevada, changement de décor complet : la ville précoloniale de Cartagena (où vivent deux amis) et son festival international de cinéma. Ici se mélangent beauté, culture, créativité, pauvreté et richesse opulente. Cartagena accueille à la fois des touristes richissimes et une des plus gros cordons de misère d´Amérique latine : un immense yacht privé est stationné dans le port pendant que des nécessiteux mendient divers services de quelques centimes à quelques euros :

Certains films du festival touchent à nos sujets, par exemple :

  • "La balada del Oppenheimer park" : à travers un groupe de descendants des esquimaux SDF qui vivent dans un parc de Vancouver dont ils revendiquent la terre, le réalisateur aborde la survivance de la culture indigène dans un environnement "aculturant" ;
  • "Las aventuras de Nuku" : dessin animé écologique pour tous les âges qui met en scène un petit indien aux allures kogi, un mamo et une entrepreneuse cupide et destructrice. Le message est joli et la critique de notre société drôle et réaliste.

Une prise de conscience est en cours et dans tous les secteurs, même si elle est encore minoritaire : certaines choses sont sacrées et sont infiniment plus fortes que les intérêts financiers, politiques ou scientifiques...